Détruire
la peinture
Louis
Marin
Editions
Flamarion 1997 (1ère édition 1977)
A travers la rencontre d’œuvres et de
textes, Louis Marin développe une réflexion sur la peinture
auto-réfléchissante, la méta peinture. Entre la vision solaire de Poussin, et l’œil
avide du Caravage, deux peintures s’affrontent sur le terrain de l’écriture.
Afin de rendre la lecture de cette
fiche plus agréable (qui délaisse certaines parties du livre pour en valoriser
d’autres), je me suis permis d’indiquer des titres, cependant, ces titres ne
correspondent pas aux véritables chapitres du livre.
L’œil
et le soleil
p.11
« Tout
d’abord ce mot du Maître : « M. Poussin ne pouvait rien souffrir du
Caravage et disait qu’il était venu au monde pour détruire la peinture. »
Il ne sera question ici que de cette destruction ; de cette fatalité, dans
le face-à-face impitoyable de deux peintres ; de la haine du Maître pour
son aîné dans l’histoire de la peinture.
« Mais
il ne fau pas s’étonner de l’aversion qu’il avait pour lui. Car si Poussin cherchait la noblesse dans ses
sujets, le Caravage se laissait emporter à la vérité du naturel, tel qu’il
le voyait. Ainsi ils étaient bien opposés l’un à l’autre. »
p.12
« D’un
côté, le soleil dominateur qui fait voir tout ce qui est dessous : ce qui
se voit dessous le soleil, ce que le soleil donne à voir ; de l’autre,
l’œil qui voit ce qui est devant, rencontre ce qui est là :
l’objet. »
p.13
La
peinture solaire (« donnant à
voir au spectateur ce que le soleil fait voir au dessous ») de Poussin
mène au désir, alors que la peinture du Caravage qui montre « ce qui est
devant l’œil, le vif de l’objet par la couleur seulement, satiété du
désir », mène directement au plaisir.
« Lire
l’histoire des morts dans le tableau-tombeau, monument élevé à leur gloire
solaire, le noble sujet, excès ou manque dans mon plaisir :
jouissance. »
Poussin :
« Il n’y a rien qu’un peintre doive tant rechercher que de rendre ses
ouvrages agréables. Mais c’est ce que le Caravage n’a jamais fait… Il n’a pas
de lumière agréable : il choisit des lieux fermés pour avoir des lumières
fortes afin de donner du relief aux corps éclairés. »
Et
cependant : « Il a peint avec une entente de couleurs et de lumière aussi
savante qu’aucun peintre… On peut dire que la nature ne peut être mieux copiée
que dans tout ce qu’il peint. »
Le
Maître s’explique : contempler
n’est pas voir, la théorie n’est pas le regard ou la vision.
« Ce n’est point une opération
naturelle de l’œil. Elle est un jugement, un office de raison partout répandu
dans le tableau. »
p.14
Poussin
reproche au Caravage d’avoir peint « ce qui lui a parut devant les
yeux » sans jugement, et
n’avoir « ni choisi le beau, ni fui ce qu’il a vu de laid ».
« La
théorie n’est pas vision, aspect.
Elle est jugement, prospect. »
Parler
de peinture
p.17
Projet
de L. Marin à travers son livre : « Parler du tableau, ce n’est pas
le faire mourir au plaisir, à la jouissance qu’il donne, les lignes et les
couleurs en quelque superficie, à moins de substituer au désir qu’il laisse ou
au plaisir qu’il offre cet autre désir et cet autre plaisir : celui de
savoir l’énigme de l’acte par lequel est ainsi ouvert l’espace du désir pour le
refermer sur son accomplissement, celui de déchiffrer le secret, d’épeler les
lettres ou la lettre unique de sa formule et enfin déclarer le discours dont
cette formule recèle l’engendrement : faire
donc du plaisir du tableau ou de sa jouissance, un plaisir ou une jouissance du
langage. »
p.21
« Le
fondement de la mimésis, la théorie dont la fin est la délectation et qui n’est
point vision mais office de raison, c’est le
réseau du prospect qui enclot tout ce qui est représenté et donne la loi à
l’histoire. » Marin parle d’un « jugement partout répandu dans le
tableau ».
p.26
L.M.
pose la question de la possibilité d’un discours sur l’œuvre de peinture, et
s’il est possible d’envisager un « métalangage verbal sur le langage de la
peinture ».
« Les Bergers d’Arcadie de Poussin pose
picturalement – par sa composition, la disposition des figures, son sujet et
l’économie de ses moyens proprement picturaux – la question même du discours sur/ de la peinture. »
« Il
s’interprète lui même, il représente le procès de représentation par la
présentation de quatre mots au centre de la toile, sur la paroi du tombeau
qu’il met au centre de son histoire. »
p.26,
27
Distinction
entre sémantique et sémiotique :
Sémiotique = « consiste à identifier des unités, à en décrire les marques distinctives. Pris
en lui-même, un signe existe quand il est reconnu comme signifiant. »
Sémantique = « Avec la sémantique nous entrons dans le mode spécifique de signifiance
qui est engendré par le discours. Les problèmes qui se posent ici sont fonction
de la langue comme productrice de message dotés de sens et prenant en charge
l’ensemble des référents… L’ordre sémantique s’identifie au monde de l’énonciation et à l’univers du
discours. »
L.M.
découpe dans le champ de la « sémantique
de l’énonciation », un domaine plus spécifique, celui des « systèmes représentatifs » qu’il
caractérise par « trois caractères étroitement liés du
discours » :
-
« auto-représentativité :
le discours de représentation comporte une dimension spécifique par laquelle il
se réfléchit lui-même comme représentation. »
-
« auto-référentialité :
référant au monde, le discours de représentation n’opère cette référence qu’en
se référant à lui-même et à ses procès. »
-
« Les systèmes représentatifs sont des systèmes clos et centrés, leur centration résulte de leur
auto-représentativité ; leur clôture, de leur auto-référentialité. »
p.28,
29
« Je
me représente la chose par l’idée ;
tels sont les trois pôles de la notion de représentation dans son
effectuation. »
« Le
jugement pose que cette forme mentale est, non pas la chose même, mais qu’elle
en tient lieu, en toute légitimité : qu’elle a le droit de la représenter,
qu’elle est fondée comme représentation. »
« « Nous
ne pouvons avoir aucune connaissance de ce qui est hors de nous que par
l’entremise des idées qui sont en nous ». Mais il faut, en retour, que la
représentation accède à la chose même, que l’idée en nous soit la chose hors de
nous et, comme elle ne peut l’être tout à fait, puisqu’elle est cosa mentale, il faut qu’elle reçoive le
statut juridique de la chose, statut qui s’appelle vérité. Si la représentation
est la manifestation du dédoublement de l’être pour un sujet pensant, le
jugement certain sera l’opération de substitution effectué par le sujet pensant
et par laquelle la représentation fait retour à l’être et s’efface devant lui
comme vérité de sa délégation. »
« Le
simple regard que nous portons sur les choses qui se présentent, sans être déjà
un « juger » primitif, dans lequel la terre immédiatement ronde, le
soleil brillant, le ciel bleu, sont alors saisis par le sujet qui se les
approprie, comme tels. »
p.34
« Aussi,
pour avoir sa pleine efficacité idéologique, le jugement doit-il passer par l’instrument du langage, car c’est
le langage qui permet les croisements entre mode et substance, attribut et
sujet, moi pensant et être déterminé, en travaillant aux limites du champ de la
représentation pour y fonder le sujet dans son statut juridique. »
p.37
« Les Bergers d’Arcadie raconte moins une
histoire qu’il ne raconte la représentation
de l’histoire dans sa double relation à l’écriture et à la mort. L’histoire
qu’il raconte, son récit singulier, c’est la représentation de l’histoire,
c’est l’histoire de la représentation. »
p.39
« Le
tableau de Poussin serait l’allégorie pastorale, le simulacre dans lequel le
système représentatif effectuerait sa déconstruction en y représentant ses
procès : au centre un tombeau et au centre de ce centre, une inscription
gravée dans le marbre, un tombeau sur lequel est écrit le nom propre du
sujet : ego. »
p.40
« Poussin ou la déconstruction du tableau
d’histoire par la métareprésentation, la théorie de la dénégation du sujet
de représentation qui le
caractérise.
Le Caravage ou la destruction de la
représentation d’histoire par
l’exhibition de l’œil qui se voit et se stupéfie, Narcisse saisi par son
fétiche. »
Encadrer
l’œuvre
p.41
A
propose de La Manne, Poussin indique
à Chantelou en 1639, qu’il faut lire « l’histoire et le tableau, afin de connaître si chaque chose est
appropriée au sujet. »
Il
s’agit donc de « parcourir le tableau comme une grande page
d’écriture », mais il s’agit aussi d’instaurer une hiérarchie de lecture, « lisez d’abord l’histoire, ensuite le
tableau », et donc « lisez le second par la première ».
« Le
tableau est – c’est à dire doit être légitimement – le texte d’une histoire
dont les « caractères », l’écriture, sont des signes à la fois
formels et expressifs. » Autrement dit, le tableau, tout comme l’écriture, possède ses propres règles
syntaxiques (cf Félibien).
p.45
Dans
la même lettre, Poussin demande à ce que le tableau soit encadré « afin
que, en le considérant en toutes ses parties, les rayons de l’œil soient
retenus et non point épars au dehors ».
Pour
L.M. « le cadre a une fonction essentielle : ne relevant ni de
l’espace du spectateur, ni de celui du tableau, il neutralise le monde ambiant ; grâce à lui, les rayons de l’œil
sont enclos dans l’espace du tableau, focalisés par lui. »
« Le
cadre marque ainsi une rupture dans le
continuum perceptif, grâce à laquelle se constitue, pour le regard
attentif, un nouvel espace dont l’unique fonction est de montrer des formes et
des couleurs : espace de représentation dans lequel l’objet comme figure,
l’espace comme lieu figuratif peuvent être connus et lus. Le cadre marque donc
la possibilité d’accession au regard, de l’objet
comme objet lisible. »
p.47
L.M.
parle d’un « alphabet minimal de la peinture » dans Les Bergers
d’Arcadie, concernant la gestuelle des personnages.
« Indices
d’ostension qui se rapportent à la structure d’énonciation tout en dénonçant la
superfluité des mots qui les accompagnes : « ceci »,
« vois ». Présente présence instantanée de l’échange d’un message d’avant la parole, discours minimal
primitif. »
Invisibilité
et visibilité
p.59
Réflexion
sur la Boîte optique de Brunelleschi : « elle établit l’équivalence
du regard et de l’œil en ce sens qu’elle soumet le regard à l’œil, à sa loi
géométrique et optique. »
p.60
« L’écran
représentatif est une fenêtre à travers laquelle le spectateur – l’homme
contemple la scène représentée sur le tableau comme s’il voyait la scène réelle
du monde. Mais cet écran, parce qu’il est un plan et une surface et,
matériellement, un support, est aussi un dispositif réflexif-reflétant, sur
lequel est grâce auquel les objets de la réalité sont dessinés et peints.
[…]
C’est l’invisibilité de la
surface-support qui est la condition de possibilité de la visibilité du monde
représenté. La diaphanéité est la définition technique-théorique de l’écran
plastique de la représentation. »
Théorie
et sidération
p.135
Du
point de vue d’une théorie de la peinture qui « autorise la maitrise de la
réalité, son appropriation ou sa propriété », « l’œuvre de peinture
du Caravage est un scandale : le paradoxe d’une représentation qui à la
fois expose sa propre loi et l’annule puisque le tableau devient le simulacre
et cesse d’être re-présentation et du même coup se rend impropre – impur par
excès de propriété : le tableau du
Caravage montre, représente l’excès de la représentation qui la fonde et
l’autorise. »
p.138
L.M.
explique en quoi théorie = académisme (discours académique : méta discours
s’effectuant à partir d’un système de normes, références, principes).
Chez
le Caravage c’est l’effet qui prime, « le tableau provoque un effet de voir. Dès lors le tableau ne
peut être considéré comme l’application d’un système, comme la résultante (ou
le message) d’un code a priori dont le discours sur la peinture serait
l’expression théorique, mais à l’inverse,
le tableau produisant un effet de « voir », se constitue comme force,
il opère une distribution des effets de vision. »
p.140
L.M.
parle d’une « annihilation de
l’action » chez Caravage.
« « La
force de la couleur » a pour effet dans un tableau qui se donne comme
représentation narrative de « stupéfier » l’action, de bloquer le
récit possible des actions humaines, en déclenchant dans le spectateur la
pulsion du voir (la pulsion scopique). »
Opposition
entre l’instant de représentation
chez Le Brun et Poussin, et l’instant de
vision chez le Caravage.
p.142
Chez
Caravage : « effet de représentation
comme stupéfaction »
« Effet
réaliste-plastique de surprise et de sidération »
Notion
de « pulsion couleur ».
p.150,
151
Tête de Méduse, 1598
L.M.
fait le parallèle entre Persée usant de sa ruse pour tromper Méduse avec sa
propre arme : le regard mortel. Se servant d’un bouclier miroir pour lui
renvoyer son reflet, sa représentation même, il « utilise la ruse, la
rétorsion rusée qui consiste à redoubler contre elle sa propre force, à
substituer le regard de Méduse au sien, c’est-à-dire la force du regard de la
Gorgone à la faiblesse de son propre regard, à mettre dans l’œil rond de bronze
de son bouclier, le regard-mortel de la Méduse. »
De
la même façon, Caravage met en place « le procès de représentation en son miroir (réflexif-reflétant) est un dispositif de ruse, le prospect, un
office de raison qui est, à l’envers, le renversement, la réflexion, la
rétorsion de la raison. Il y est bien question d’un piège du regard, par
l’œil.»
p.152
« Le tableau, c’est d’abord Méduse qui se
méduse, violence polémique dans l’instant présent-immédiat de son
retournement […]. »
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