Louis Marin, Opacité
de la peinture, Essai sur la représentation au Quattrocento, Usher, 1989.
Cliquez sur les liens pour voir les images.
Résumé (fait
par l’EHESS) :
Procédant à rebours, Louis Marin projette sur les œuvres
italiennes du Quattrocento la théorie du signe et de la représentation élaborée
à Port-Royal au dix-septième siècle. Il dévoile les ruses par lesquelles
l’image parvient à s’imposer comme vraie du point de vue de la perception, mais
aussi et surtout du point de vue de la légitimité politique et religieuse qui
l’autorise. Comment la peinture d’histoire parvient-elle à se présenter comme
objective et vraie ? Comment la peinture religieuse peut-elle figurer des
mystères ? Comment l’auteur, le peintre, parvient-il à trouver une place dans
sa peinture ?
Le recueil s’ouvre sur une théorie autonome
de la représentation. Louis Marin y analyse trois fresques peintes au tournant
du quatorzième siècle. Ces structures prennent tout leurs sens dans l’opération
de recomposition qu’elles proposent au spectateur et que Marin analyse dans
les détails. Conduite à partir d’une méthodologie d’analyse structurelle des
textes, la deuxième partie s’attache davantage à l’opération de mise en figure
des quelques récits fondateurs de la religion chrétienne. Chacun des six
chapitres du livre est introduit par une partie théorique qui situe l’objet de
l’analyse dans le débat très intense qui caractérisait la fin des années 1980.
Introduction
Œuvres étudiées par le prisme de la
sémiotique, théorie de la représentation et du signe, du signe comme
représentation.
Il s’ait de la rencontre de l’ange
annonciateur de la naissance de Jésus avec la Vierge Marie à l’instant où elle
conçoit sous l’ombre du Saint-Esprit. Histoire racontée par Luc.
Entre l’ange et la Vierge on trouve
Luc adossé à son bœuf. Entre les figures des acteurs narratifs sur la scène de
la représentation, l’artiste a placé le narrateur du récit. Il se prépare à
écrire le récit sur le rouleau déroulé. Le rouleau est encore vierge de
signes :
p.11-12 :
« Luc n’a rien écrit : comment l’aurait-il pu puisque l’évènement
qu’il doit raconter en l’enregistrant dans les formes de l’histoire est en
train de se dérouler sur la scène représentative ? »
L’ange semble même dicter à Luc les
paroles qu’il prononce : « Ave Maria gracia plena » :
court-circuit entre la scène de l’histoire, celle de l’évènement et la scène du
récit. Luc est aussi le saint patron des peintres.
p. 12 :
« Luc est aussi dans l’œuvre de Bonfigli la figure de
l’ « énonciateur », mais d’un énonciateur double : il est
la figure du narrateur du récit écrit/à écrire, celle de son historien ;
mais il est aussi la figure de son peintre qui donne à voir
l’ « histoire » dont le récit est enregistré dans la Sainte
Ecriture. »
Luc = troisième acteur de
l’Annonciation. Ce faisant, il rompt la cohérence proprement narrative du récit
représenté.
p.12 :
« Il ouvre, à l’égal de Dieu le Père dans le ciel, concepteur transcendant
du Fils dans la Vierge, l’abîme de l’énonciation dans l’énoncé narratif que
l’image ici représente : double interruption par l’intervention d’une
figure du scripteur de l’histoire qui est en même temps une figure du peintre
concepteur du tableau ici introduit non par son image, son portrait (ainsi
Pinturicchio dans l’Annonciation de
Spello), mais par l’effigie du patron des peintres, Luc, qui pourtant ne peint
pas, mais écrit ; qui écrit toutefois sans écrire (il n’a encore rien
écrit) ; il écrit dans le silence du dire d’un dit « en blanc »,
silence de la poésie muette qu’est la peinture. »
Première
partie, Les architectures de la représentation.
Luca Signorelli à Lorette (c.
1479-1484) (coupole et parois de la sacristie dite de la Cure ou de Saint-Jean, dans le sanctuaire de N.-D. de Lorette, v.1479)
I.
Le
« texte » passé comme objet théorique contemporain.
Fresques
de Signorelli à Lorette : problème de la relation entre la théorie
sémiotique contemporaine et le texte littéraire passé.
p. 16 :
« L’hypothèse implicite est donc la suivante : 1) le texte
littéraire, objet de langage et langage-objet immergé dans l’histoire et
considéré immédiatement comme tel, recèlerait dans l’immanence de ses formes et
de ses images, le métalangage qui en permettrait l’interprétation, les
principes et les procédures qui en fourniraient la compréhension, la théorie
qui en offrirait l’explication ; 2) le métalangage dessinerait – à
l’explicitation près – un des profils possibles de la théorie
contemporaine. »
p. 17 :
« D’où la question posée sur un texte « iconique » singulier de
la fin du Quattrocento – les fresques de Signorelli à Lorette : à quelles
conditions historiques et théoriques
un texte peut-il se constituer en un objet
théorique, qui serait ainsi le produit commun de la force et du déplacement
du texte littéraire ou artistique passé et de la théorie sémiologique
contemporaine, de leur mise en travail réciproque ? »
« Comment
donc le texte passé « devient-il » « objet
théorique » ? »
p. 17 :
« Toute œuvre littéraire ou artistique n’existe que comme signe et
agencement déterminé de signes. […] Mais, en outre, tout énoncé dit quelque
chose de son énonciation, il la commente, la décrit, il la montre par le fait
même qu’il existe en tant qu’énoncé (vorweisen, to show). […] Le
discours-fait-texte qu’est toute œuvre littéraire ou artistique peut donc ainsi
être considéré comme un ensemble d’énoncés qui à la fois disent quelque chose (assertent,
ordonnent, interrogent, expriment…) et montrent
qu’ils disent quelque chose. […] l’objet
théorique se construira dans une œuvre déterminée à partir de l’ensemble des
énoncés qui en réfléchiront l’énonciation. »
Dimension de
« réflexivité interne ». Réflexion du texte sur lui-même.
« texte
iconique »
Chez Marin,
la notion de texte recouvre aussi celle du discours artistique par le biais de
l’expression « texte artistique » ou « texte iconique » (=
image).
II.
La
coupole : architecture et décor.
v. 1479.
Sacristie dite de la Cure ou de Saint-Jean, au sanctuaire de N.-D. de Lorette.
Commanditaire : cardinal Girolamo Basso della
Rovere.
p. 22: « Deux
schèmes concourent à la constitution de l’œuvre étudiée : l’un, schème
organisationnel, qui définit la structure théorique du texte iconique ;
l’autre, schème d’inscription de ce texte, qui en propose la paradigmatique de
surface. Le premier définit une structure, c’est-à-dire un groupe spécifique de
transformation ; l’autre propose les figures qui, dans leur espace propre,
en opèrent l’investissement historique et idéologique. »
III.
Les
anges et la coïncidence des opposés.
Juste autour
de la clé de voûte : anges musiciens, (p.23), « au plus proche du
point théophanique ». « Figuration possible de la musique qui anime
la sagesse éternelle de Dieu comme celle qui règle l’ordre et les mouvements
célestes. »
« double
imitation humaine de la musique divine : la plus haute en dignité est
celle du vers et du mètre, la plus basse celle des voix et des
instruments ; c’est cette double analogie imitative qui est offerte à la
contemplation par la première couronne figurative de la coupole avec les huit
figures des anges instrumentistes (imitation inférieure), les proportions qui
rythment leur disposition et avec la métrique des membrures architectoniques
qui en scandent la composition (imitation supérieure). Anges tout de même
silencieux car aucun de chante et deux d’entre eux n’ont pas d’instrument de
musique. »
p. 26 :
« Ainsi se trouve visuellement transposée la coïncidence des contraires
opérée dans le point implexe-complexe de l’infini central, mais aussi bien se
trouve définie, au sens visuel du terme, la peinture qui fait voir du mouvement
avec du repos, du sonore et du musical avec le silence et, ajouterons-nous,
dans le volume concave de la coupole, du relief avec du plat… »
IV.
Evangélistes
et docteurs : la voix absente et l’écriture du texte.
Coupole à
huit pans : 4 évangélistes et 4 docteurs de l’Eglise latine : saint
Jean et saint Augustin, saint Luc et saint Jérôme, saint Matthieu et saint
Amboise, saint Marc et saint Grégoire.
p. 27 :
Sur la différenciation du statut des évangélistes et des lecteurs :
« Autrement dit, à travers cette opposition marquée entre les symboles
traditionnels et les signes fonctionnels dont les uns permettent d’identifier
en nommant [évangélistes] et les autres de reconnaître en situant
« socialement » [lecteurs], s’esquisserait l’opposition entre le
mythe et l’histoire, la symbolique de l’origine et les marques du temps, mais
dans laquelle l’histoire récupérerait, dans et par son écriture, la tradition
comme une des « parties » de son texte. »
Analogie
entre le comportement des anges et l’activité des évangélistes et des
lecteurs : les anges joueraient les partitions écrites par les évangélistes
et les lecteurs.
V.
Les
disciples affrontés et la conversion.
Autres
panneaux : les apôtres s’affrontent deux à deux.
VI.
Conclusion
p. 43 : « De
façon plus précise, ce « tableau » [scène de saint Thomas
l’incrédule], à la fois représentation et « méta-représentation »,
par son insertion dans l’ensemble du décor de la coupole et dans l’espace
architectural qu’elle définit, la constitue bien comme cet objet théorique où
l’œuvre se réfléchit elle-même en énonçant les conditions à la fois théoriques
et historiques de son énonciation. Et nous avons vu que, dans toute la coupole,
des anges aux disciples, il n’est question que d’énoncés et d’énonciation, de
dits et de dire et plus encore d’écrits, d’écriture, de lecture d’écriture et
d’écriture de lecture, sauf dans les deux tableaux de conversion de Paul et de
Thomas om la vision devient aveugle et la voix inaudible, où le texte devient
corps supplicié le signe, plaie ouverte et la lecture-écriture, un toucher, une
pénétration, un aveuglement. Il est vrai que, dans les deux cas, il ne s’agit
plus de savoir (la vérité) mais de croire. »
« Mais
là encore, comme dans le paradigme de la hiérarchie valorisante, le dispositif
structural que nous venons de suggérer hésite indécidablement entre d’une part
le renvoi à un épisode de l’Histoire sainte, roc référentiel, à la fois vérité et réalité qui fournirait aux représentations des disciples affrontés
la finalité et le sens de leur fonction réciproque et d’autre part le renvoi à une image illustrant les deux textes sur
lesquels les deux disciples disputent, un argument de plus dans la disputatio et l’eruditio des glosateurs et commentateurs des livres sacrés, mais un
argument qui, à la différence des
autres mis en avant par les doctes, se métamorphoserait de page écrite (ou lue)
en image peinte (ou contemplée) : illustration ou mieux
citation iconique qui, échappée du volume du livre, de la grisaille des signes
écrits, serait devenue autonome, peinture de plein droit. Dès lors, tout en
réfléchissant au niveau de son énoncé les conditions de l’énonciation du
discours-texte en général, ce « tableau » comme représentation,
énonciation, monstration, ferait apparaître l’image de peinture, marquerait son
avènement éclatant puisqu’avec elle, grâce à elle et à sa puissance merveilleuse
de faire revenir les morts, comme le disait déjà Alberti, « croiront ceux
qui n’auront pas vu ». »
Pinturicchio à Spello (Lachapelle Baglioni (Santa-Maria-Maggiore) à Spello. L’annonciation, 1501)
Sur la
fonction du décor et de l’ornement, se réfère à Montaigne. (Essais, 28). Interrogation sur le signe
et sur la représentation.
I. De la représentation et de la figure architecturale.
p.55 :
« Toutefois, pour être opératoire, cette réflexion réfléchie de la
représentation devra s’effectuer sur une figure
qui en présente l’opération pour la faire échapper à elle-même et, si peu que
ce soit, en dé-régler l’ « auto-asservissement ». Cette figure sera l’architecture,
l’architecture que l’œuvre peinte réfléchit dans sa représentation comme
son décor et son ornement et cela, afin d’en découvrir l’effet principal qui
est d’exposer – figurativement – la structure même de la représentation, dans
son objet propre et sa fonction rigoureuse, en un mot, son architecture.
II. La
chapelle Baglioni (Santa-Maria-Maggiore) à Spello. L’annonciation.
Décorée en
1501 par Bernardino di Belto, dit le Pinturicchio.
p. 56 :
« L’architecture de la chapelle « contient » une décoration dont
elle constitue le cadre « extérieur », mais cette décoration
« contient » à son tour des architectures qui dressent le cadre
« interne » des représentations qui y prennent place et dont elles
construisent le lieu. »
Paolo Uccello au Christro Verde de
Santa-Maria-Novella à Florence.
p. 73 :
« Un des modèles parmi les plus opératoires construits pour explorer le
fonctionnement de la représentation moderne – qu’elle soit linguistique ou
visuelle – est celui qui propose la prise en considération de la double
dimension de son dispositif : dimension « transitive » ou
transparence de l’énoncé, toute représentation représente quelque chose ; dimension « réflexive »
ou opacité énonciative, toute représentation se présente représentant quelque
chose. »
Dans un même
espace : deux moments : l’eau monte et l’eau descend. On voit deux
arches, l’une à gauche et l’autre à droite. La lecture se fait de gauche à
droite. Composition semi-circulaire.
Reprise
d’éléments compositionnels du déluge mais cette fois dans un cadre horizontal.
Sous le déluge.
p. 87 :
« De la gauche à la droite, le spectateur s’est déplacé : selon les
injonctions des représentations d’ « architecture » (la charpente
de l’arche et l’autel du sacrifice ; la treille et ses troncs d’arbres
alignés ; les poteaux de bois et le plafond), selon les postures du
« corps » de Noé également, il a occupé trois lieux successifs, à
gauche, au centre, à droite, et ce faisant, il a lui-même accompli le parcours
qui, dans le registre supérieur de la fresque, était effectué par l’arche. Le
spectateur s’est déplacé pour « lire » le récit que lui conte le
registre inférieur : ce n’est pas le cadrage architectural qui lui en
présente le lieu scénique comme dans la lunette ; ce sont les décors
successifs qui le contraignent à se déplacer. On comprendra alors que
l’architectonique de la représentation apparaisse dans la fresque inférieure
selon sa contrainte « présentative » sur le regard. »
p.89 :
« Paolo Uccello, sur le mur de la cinquième travée du Chriostro Verde,
introduirait le motif vitruvien d’un progrès humain et, pour mieux dire, d’une
histoire « naturelle-culturelle » de l’architecture archaïque d’une
humanité, qui n’est pas tant primitive que saisie à un nouveau départ de sa
destinée après le Déluge qui a la même fonction « historique » que
l’expulsion du Paradis terrestre. »
p. 93 :
conclusion : « Plus précisément, un des lieux de ce travail nous a
semblé être, pour parler rapidement et « faire
image-dans-le-langage », la barre du chiasme par laquelle la
représentation de l’architecture comme actant, acteur, figure, personnage,
décor ou ornement d’un récit mis en image de peinture, se renversait en
architecture de la représentation, c’est-à-dire en structure, dispositif,
appareil, opération construisant ou permettant de construire les relations de
ce qui est représenté (le récit de l’histoire) avec les instances d’énonciation
et de réception, avec l’espace et avec les lieux qu’elles investissent dans la
réalité des édifices par l’imaginaire des représentations sociales,
culturelles, politiques, religieuses puisées dans les riches trésors
symboliques des textes antiques et chrétiens et leurs interprétations.
Deuxième
partie, Les syncopes du récit.
Piero della Francesca à Arezzo (le
cycle de la sainte Croix d’Arezzo) (chapelle Bacci, Invention et preuve de la croix)
I.
La
théorie narrative et Piero, peintre d’histoire
Piero était
un mathématicien, qui a écrit des traités, mais était également un peintre.
p. 101 :
« Mais puisque Piero fut aussi un peintre, ce renvoi pose la question de
la relation entre l’œuvre du savant et celle du peintre : en quoi la
pratique du peintre est-elle théorique ? »
p. 102 :
« De même que la théorie prospective construit, à partir de certains
principes liés par une axiomatique explicite ou implicite, une structure
géométrique de la représentation de l’espace tridimensionnel dans un espace
bidimensionnel, de même la théorie narrative construirait, à partir de certains
principes, une structure d’ordre sémantique, syntaxique et pragmatique d’une
représentation de l’histoire, ou plutôt d’une
histoire, d’une représentation iconique d’un récit. »
La
« théorie prospective » est une notion que l’on peut retrouver dans
l’ouvrage de Piero, De Prospettiva
Pingendi.
Se référer
aux textes narratifs de La Légende Dorée
de Jacques de Voragine (chap. 64 et 130).
Nous sommes
en présence de trois éléments : le texte peint (la fresque) et la théorie
prospective, et le récit (Légende dorée).Or
il manque ce qui serait de l’ordre de la théorie narrative (pendant de la
théorie scientifique).
II.
La
Légende Dorée : la croix comme
opérateur narratologique.
Chap.
64 ( de la Légende dorée) : L’Invention de la Croix
Chap.
130 : L’Exaltation de la Croix
p. 104 :
« Cette première remarque concernant les récits de la Légende en général et les récits de l’Invention et de l’Exaltation
en particulier, fait donc apparaître qu’il n’y a pas un temps linéaire et monodrome dans ces récits,
mais des temporalités complexes en
position de représentation emboîtée et enchâssée. Au schème de la ligne
temporelle (unidirectionnelle), il convient de substituer celui d’un plan
bidimensionnel, voire d’un espace tridimensionnel. »
p. 106 :
« L’arbre de la croix n’est ni long ni court, ni large ni haut parce qu’il
est à la fois long, court, large, haut : il occupe toutes les dimensions
de l’espace sans cependant pouvoir être placé dans un lieu déterminé ; il
est insituable. Découpé – rationabiliter
– selon la proportion architecturale de la galerie, l’arbre-poutre est
cependant improportionnable, mais c’est parce qu’il est apte à toutes les
proportions : il est le générateur universel de la proportion en général.
Il est omnifonctionnel. »
III.
Les
« croisements » des parcours narratifs.
p.108 :
« (…) la croix est donc, au sens fort du terme, le sujet du cycle autant
que son objet. Ce n’est pas seulement l’histoire de ses avatars qui est
« mise en image » - la croix comme ibjet figuré -, ce n’est pas
seulement un des récits de cette histoire qui trouve avec elle son articulation
– la croix comme objet figuratif -, c’est la narration même de ce récit qui
acquiert avec elle à la fois sa dynamique transformationnelle et son appareil
structural – la croix comme schème et opérateur (syntaxique et sémantique)
iconique. »
Les
croisements dont il est ici question sont ceux qu’effectuera le regard d’un
spectateur idéal entre les différentes scènes, produisant certains
allers-retours dans la chapelle.
IV.
Les
opérations du schème de la croix.
Scène de la Visite de la reine de Saba à Salomon.
Rappel des textes : la reine de Saba vient rendre visite à Salomon pour
écouter sa sagesse, et elle veut franchir un lac par un pont dans lequel elle
reconnait le bois sur lequel le Christ sera crucifié. Donc elle ne veut pas le
traverser. Dans la scène de Piero, il y a deux moments séparés par la
poutre-pont qui se trouve en plein centre. La partie gauche amorce un mouvement
de la reine vers la droite, on la voit agenouillée près de la poutre. Dans la
deuxième partie, à droite, on voit des colonnades qui marquent un intérieur, la
reine et sa suite arrivent par la droite : elles n’ont pas traversé le
pont qui relie les deux espaces, mais sont sorties de l’espace pictural pour le
contourner.
p. 115 :
« Le pont du récit est
figurativement une barrière infranchissable – comme il l’a été dans la vision
de la reine. Le « pont » est un obstacle qui interdit leur mouvement
latéral (parallèle au plan de la représentation), orientation selon laquelle
elles sont cependant disposées. »
« En revanche, en pointant
l’extérieur du cadre (et, répétons-le, il ne vise pas le point de vue du
spectateur « réel » mais le site « idéal » d’un regard), il
permet et ordonne le passage, le transit, non pas du récit d’une séquence à la
suivante, mais de la narration. Son
orientation, presque perpendiculaire à celle des figures du récit, est le
marqueur de leur énonciation représentative. »
Chapitre
consacré à la thèse selon laquelle dans les scènes de tout le cycle de Piero,
la composition est marquée par un « schème-opérateur « croix ».
p. 118 :
« En effet, l’objet figuré « croix » ne se borne pas, dans la
représentation de la séquence narrative, à sa figure représentée. Il effectue
une opération qui n’est pas seulement celle, narrative, du miracle d’une
résurrection. Il manifeste le schème opératoire qui n’a cessé de fonctionner
dans le cycle et depuis le début de sa représentation. L’objet figuré est, en
même temps, le schème et l’opérateur d’une mise en place des figures narratives
selon une mise en scène cruciforme dans laquelle l’objet « croix »
représenté comme tel est aussi la représentation d’un dispositif scénique de
positionnement des figures dans l’espace (…). »
Annonciations toscanes
I.
L’Incarnation,
l’Ange, la Femme.
Le
christianisme est constitué à la fois de son corps réel, « mondain »
et de son corps mystique « virtuel ».
p. 125 :
« l’ensemble des récits par lesquels le christianisme s’est instauré (…)
racontent et disent simultanément le don et le retrait, l’oblation et la perte
du corps de Dieu. »
« le
corps ecclésial institué du christianisme (…) est aussi le substitut de la
délégation, la « représentation » de ce corps divin
donné-perdu ».
p.126 :
« Représentation du corps divin et
« virtuel » de ce corps, le corps ecclésial, sa configuration de
croyance, est en quelque sorte le tracé d’un désir, celui de la présence réelle
du corps de Dieu, tracé qui est, en fin de compte, cette « présence
réelle ». »
p. 135 :
« L’exceptionnelle puissance historique de ces deux récits [celui de
Zacharie, Elizabeth et Jean-Baptiste et celui de Marie, Joseph et Jésus] de
commencement tient à la caractéristique des acteurs des histoires qu’ils
racontent d’être précisément des figures du potentiel et du pluriel du sens,
qui inlassablement travailleront les représentations qui visent à les
actualiser et à les « singulariser ». Parmi ces figures, il en est
deux « fondamentales » : celle de l’Ange et celle de la Femme,
l’une et l’autre, multivalentes, complexes, insondablement
« productives » : l’Ange comme la figure de la virtualité du
mystère de la venue d’un Dieu infigurable, ineffable, incirconscriptible,
invisible, inaudible dans la figure, la parole, le lieu, la vision, le son,
autrement dit l’Incarnation ; l’Ange figure de la virtualité du secret de
l’annonce de cette venue ; la Femme comme celle de la virtualité de
l’espace de cette venue et du lieu de cette annonce ; la Femme comme
figure de la virtualité d’un corps qui, entre Elizabeth et Marie, cumule les
contrariétés qui précisément, en font un corps « virtuel » :
celui de la mère et de la vierge, de
l’épouse et de la fille, de
l’innocence de la jeunesse et de la
sagesse du grand âge ; corps « virtuel » comme espace d’un
procès de l’invisible et de l’ineffable vers la vision et la parole, et aussi
comme lieu d’un retrait de l’invisible et de l’ineffable dans la vision et la parole. L’Ange et la Femme comme figures des
deux pôles du religieux chrétien, pôle virtuels de la relation comme question.
La rencontre de ces deux figures dans la fable inaugurale de Luc, de l’annonce
à Zacharie à celle aux bergers, se déroule dans toutes les virtualités
présentes ou implicites, entre voix
et parole, entre visuel et image, entre visualité de la voix et
vocalité du visuel ; l’espace, le lieu, le corps, ses postures et ses
gestes, le son, la voix, la parole, ses énoncés et ses modalités ; logique
et économie du secret ; figuralité et topologie du mystère. »
II.
Logique
du secret et représentation de l’Annonciation.
p. 136-137 :
« Que Dieu prenne corps : transit qui donne à voir l’infigurable, à
entendre l’ineffable dans l’image d’un corps, dans les signes d’un langage. Comment
est-il possible de figurer le mystère de l’Incarnation et de faire entendre le
secret de son annonciation ? D’énoncer son énonciation ? »
p. 138 :
« Enonciation – Annonciation. Le rapprochement des deux termes n’est pas
simple jeu de mots ou de lettres : le récit de l’Annonciation – comme représentation
narrative du secret du mystère (de l’Incarnation rédemptrice) – peut être
considéré comme l’exemplum, voire le
paradigme (dans le domaine du discours religieux mystique) de la théorie de l’énonciation ; il
exhibe narrativement la structure théorique des modes de connaissance de l’énonciation
de langue, tout comme, à l’inverse, la théorie de l’énonciation constitue l’économie
abstraite, générale, de la logique en acte du secret dans l’espace de
communication. »
FilippoLippi, Annonciation, v. 1445, SanLorenzo, Florence. (Représentation étonnante dans laquelle les figures de
Gabriel et de Marie sont décentrées sur la droite. Il y a un trompe-l’œil au
premier plan d’un vase en verre contenant les lys de Gabriel.)
p. 148 :
« La figure de la colonne, nous l’avons dit, est bien souvent, en Toscane,
au Quattrocento, l signe-figure à forte puissance symbolique ( à la fois
théologique et spirituelle) qui baliserait l’entre-deux de l’invisible et
inaudible échange des paroles entre les acteurs du récit. Dans l’œuvre de
Lippi, le pilastre central du premier plan – qui masque, tout en lui
correspondant architecturalement, celui du portique qui conduit à la loggia de
la Vierge –, ce pilastre est passé derrière l’ange. L’envoyé de Dieu a franchi
la frontière qu’il balisait pour pénétrer dans l’entre-deux. Les deux Anges
debout dans la moitié gauche sont en quelque sorte les traces de son
déplacement. »
p. 155 :
« Peinte, semble-t-il, entre 1465 et 1470, elle occuperait, à suivre la
thèse de Spencer, une position de synthèse productrice ; elle serait « l’archétype
pur de l’Annonciation avec une
postérité sans précédent (jusqu’à Véronèse) ». »
« L’Ange
contemple avec adoration la Vierge qui vient d’accepter d’être la mère de Dieu.
Entre-deux narratif et temporel : l’échange invisible des paroles
inaudibles vient d’avoir lieu. »
« Qu’y
a-t-il donc entre l’Ange et Marie ?
A « construire » les lieux de l’Ange et de la Vierge, l’opération
géométrique découvre que, selon le plan au sol scénique et le géométral des
architectures que ce sol supporte, l’Ange
ne peut voir la Vierge, dissimulée par un massif de colonnes. En
revanche, visuellement, irrésistiblement, l’œil sensible du spectateur ne peut s’empêcher de voir que l’Ange voit
la Vierge, que celle-ci est visible à l’Ange qui la regarde. (…) c’est
par cet écart que l’invisible accède à une figurabilité et l’inaudible à une
énonciabilité, seules perceptibles à l’œil et à l’oreille de l’âme :
parfaite et singulière exposition de l’économie du secret par le chiffre à
double sens de la perspective. »
Filippo Lippi à Prato
(dernier chapitre, pas lu…)
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire