L’œuvre d’art à l’époque de sa
reproductibilité technique.
Walter Benjamin
éditions Allia, 2003
L’auteur dresse ici un portrait
critique de la société capitaliste de production et de consommation à grande
échelle. Cette critique s’applique du point de vu de l’art, et plus
particulièrement à travers l’exemple du cinéma – art qui s’adresse aux masses.
C’est dans cette culture de masse, dans cette expansion démesurée de la
technique à tous les niveaux de la société, que la reproductibilité entre en
jeu, faussant notre rapport à l’œuvre originelle, modifiant nos repères et
notre perception, privilégiant finalement la quantité à la qualité.
Enfin, il faut souligner que
cette critique artistique s’accompagne d’une réflexion politique, puisque
l’ouvrage débute par une évocation de Marx et de sa critique du capitalisme, et
s’achève sur une condamnation ferme du fascisme.
p.9, 10
la reproduction d’œuvre n’est pas
une chose nouvelle, on la pratique depuis longtemps mais selon des techniques
artisanales
p.10, 11 « Avec la
lithographie, les techniques de reproduction atteignent un stade fondamentalement
nouveau. Le procédé beaucoup plus direct, qui distingue l’exécution du dessin
sur une pierre de son incision dans un bloc de bois ou sur une planche de
cuivre, permit pour la première fois à l’art graphique de mettre ses produits
sur le marché, non seulement en masse (comme il le faisait déjà), mais sous des
formes chaque jour nouvelles. »
« le dessin put accompagner
désormais la vie quotidienne de ses illustrations. »
p.11
Avec l’apparition de la
photographie, « pour la première fois dans le processus de la reproduction
des images, la main se trouva déchargée des tâches artistiques les plus
importantes, lesquelles désormais furent réservées à l’œil rivé sur l’objectif.
Et comme l’œil saisit plus vite que la main ne dessine, la reproduction des
images put se faire désormais à un rythme si accéléré qu’elle parvint à suivre
la cadence de la parole. »
p.12
1900 haut niveau de reproduction
technique = s’applique à toutes les œuvres du présent et du passé : en
modifie les modes d’action. Et ces techniques de reproduction intègrent
elles-mêmes les procédés artistiques.
p.13
« A la plus parfaite
reproduction il manquera toujours une chose : le hic et nunc de l’œuvre
d’art – l’unicité de son existence au lieu où elle se trouve » (hic et nunc = authenticité)
C’est l’existence unique qui
subit « le travail de l’histoire », qui porte les marques du temps,
le vécu de l’œuvre.
L’authenticité d’une œuvre n’est
pas reproductible.
p.14, 15
Reproduction technique :
indépendante de l’original. La photographie permet de « faire ressortir
les aspects de l’original qui échappent à l’œil ». Les procédés comme le
ralentissement et l’agrandissement permet d’atteindre « des réalités
qu’ignorent toute vision naturelle. »
p.15 « La reproduction
technique peut transporter la reproduction dans des situations où l’original
lui-même ne saurait jamais se trouver. Sous forme de photographie et de disque,
elle permet surtout de rapprocher l’œuvre du récepteur. »
Conditions nouvelles dans
lesquelles peuvent être placées les reproductions : phénomène de
dépréciation de l’original, « ce qui est ainsi ébranlé, c’est l’autorité
de la chose. » p.16
p.17
« On pourrait dire, de façon
générale, que la technique de reproduction détache l’objet reproduit du domaine
de la tradition. En multipliant les exemplaires, elle substitue à son
occurrence unique son existence en série. Et en permettant à la reproduction de
s’offrir au récepteur dans la situation où il se trouve, elle actualise l’objet
reproduit. »
Le cinéma, média de masse possède
un aspect destructeur et cathartique : « la liquidation de la valeur
traditionnelle de l’héritage culturel »
p. 19, 20
Notion de l’aura. « On
pourrait la définir comme l’unique apparition d’un lointain, si proche
soit-il. »
« Rendre les choses
spatialement et humainement « plus proches » de soi, c’est chez les
masses d’aujourd’hui un désir tout aussi passionné que leur tendance à
déposséder tout phénomène de son unicité au moyen d’une réception de sa
reproduction. »
Idée de possession toujours plus
grande de l’objet, du moins de sa reproduction.
p.21
Destruction de l’aura, de
l’histoire et des particularité d’une chose = standardisation de l’unique.
p.22, 23
« Le mode d’intégration
primitif de l’œuvre d’art à la tradition trouvait son expression dans le culte.
On sait que les plus anciennes œuvres d’art n’acquirent au service d’un rituel,
magique d’abord, puis religieux. Or, c’est un fait de la plus haute importance
que ce mode d’existence de l’œuvre d’art, lié à l’aura, ne se dissocie
jamais absolument de sa fonction rituelle. En d’autres termes, la valeur
unique de l’œuvre d’art « authentique » se fonde sur ce rituel qui
fut sa valeur d’usage originelle et première. »
« Définir
l’aura comme « l’unique apparition d’un lointain, si proche
soit-il », c’est exprimer la valeur cultuelle de l’œuvre d’art en termes
de perception spatio-temporelle. Lointain s’oppose à proche. Ce qui est
essentiellement lointain est inapprochable. En effet, le caractère
inapprochable est l’une des principales caractéristiques de l’image servant au
culte. Celle-ci demeure par sa nature un « lointain, si proche
soit-il ». La proximité que l’on peut atteindre par rapport à sa réalité
matérielle ne porte aucun préjudice au caractère lointain qu’elle conserve une
fois apparue. »
« avec
la sécularisation de l’art, l’authenticité devient le substitut de la valeur
cultuelle. »
p.24
Avec la photographie, l’art subit
une crise et réagit « par la doctrine de « l’art pour l’art »,
qui n’est autre qu’une théologie de l’art. »
Théologie négative, idée d’un art
pur, refus de toute fonction sociale, toute évocation d’un sujet concret (voir
poésie de Mallarmé)
« Pour la première fois dans
l’histoire universelle, l’œuvre d’art s’émancipe de l’existence parasitaire qui
lui était impartie dans le cadre du rituel. De plus en plus l’œuvre d’art
reproduite devient reproduction d’une œuvre d’art conçue pour être
reproductible. »
p.26
« Dès lors que le critère
d’authenticité n’est plus applicable à la production artistique, toute la
fonction de l’art se trouve bouleversée. Au lieu de reposer sur le rituel, elle
se fonde désormais sur une autre pratique : la politique. »
p.30
La reproduction d’une œuvre la
rend plus exposable et plus diffusable = affecte la nature même de l’œuvre qui
se retrouve plus proche de la marchandise que de l’œuvre d’art.
(photographie et cinéma)
p.32
Commentaire sur les photographies
de rues désertes d’Atget (1900)
« On dit à juste titre qu’il
avait photographié ces rues comme on photographie le lieu d’un crime. »
« Les photographies
commencent à devenir des pièces à conviction pour le procès de
l’histoire. C’est en cela que réside leur secrète signification politique.
Elles en appellent déjà à un regard déterminé. Elles ne se prêtent plus à une
contemplation détachée. »
Photographie = indice, preuve,
trace, témoignage = discours sur le réel, la société, l’histoire = portée
politique, discours de l’image.
p.37 à 40
Comparaison entre le comédien de
théâtre et l’acteur de cinéma. Alors que le premier transmet son aura au
personnage joué, et peut adapter son jeu aux réactions du public, le second
voit son jeu réinterprété par le montage, il joue pour la caméra, et son action
est retransmise à un public devenu « expert dont le jugement n’est troublé
par aucun contact personnel avec l’interprète ».
« Pour la première fois – et
c’est là l’œuvre du cinéma – l’homme doit agir, et avec toute sa personne
vivante assurément, mais en renonçant à son aura. Car l’aura est liée à son hic et nunc. Il n’en existe aucune
reproduction. »
p.42, 43
Le jeu de l’acteur de cinéma est
morcelé. « Son rôle, qu’il ne joue pas de façon suivie, est recomposé à
partir d’une série de performances discontinues. »
p.44, 45
La possibilité d’enregistrer et
de transmettre ne transforme pas seulement le travail de l’acteur, mais aussi
celui du politicien qui doit modifier sa parole et sa façon de s’adresser au
peuple qui n’est plus face à lui, mais disséminé à travers le pays, devant
télévisions et postes radio. « D’où une nouvelle sélection, une sélection
devant l’appareil, de laquelle la vedette et le dictateur sortent
vainqueurs. »
p.46
« A mesure qu’il restreint
le rôle de l’aura, le cinéma construit artificiellement, hors du studio, la
« personnalité » de l’acteur. Le culte de la vedette, que favorise le
capitalisme des producteurs de films, conserve cette magie de la personnalité
qui, depuis longtemps déjà, se réduit au charme faisandé de son caractère
mercantile. »
p.47, 48
Tout le monde peut être filmé,
dans les actualités ou comme figurant, tout le monde peut publier un texte, une
rubrique, un commentaire. « Entre l’auteur et le public, la différence est
en voie, par conséquent, de devenir de moins en moins fondamentale. »
p.53, 54
Comparaison la différence qui
existe entre le chirurgien et le mage, et celle qu’il y a entre le monteur et
le peintre. Le monteur, comme le chirurgien, opère le réel avec minutie, il y
pénètre en profondeur, il le morcèle et le découpe. Le peintre lui, comme le
mage, à un rapport au réel plus large, plus distant.
« Le peintre observe, en
peignant, une distance naturelle entre la réalité donnée et lui-même ; le
cameraman pénètre en profondeur dans la trame même du donné. Les images qu’ils
obtiennent l’un et l’autre diffèrent à un point extraordinaire. Celle du
peintre est globale, celle du cameraman se morcelle en un grand nombre de
parties, qui se recomposent selon une loi nouvelle. »
p.55
« La possibilité de
reproduire l’œuvre d’art modifie l’attitude de la mase à l’égard de l’art. Très rétrograde vis-à-vis, par
exemple, d’un Picasso, elle adopte une attitude progressiste à l’égard, par
exemple, d’un Chaplin. »
Diminution de la signification
sociale de l’art : « divorce croissant entre l’esprit critique et la
conduite de jouissance » chez le public.
p.56 « On jouit, sans le
critiquer, de ce qui est conventionnel ; ce qui est véritablement nouveau,
on le critique avec aversion. »
p.56
« Les tableaux n’ont jamais
prétendu à être contemplés que par un seul spectateur ou par un petit nombre.
Le fait qu’à partir du XIXème siècle un public important les regarde
simultanément est un premier symptôme de la crise de la peinture, qui n’a pas
été seulement provoqué par l’invention de la photographie, mais d’une manière
relativement indépendante de cette découverte, par la prétention de l’œuvre d’art
à s’adresser aux masses. »
p.60
« Grâce au cinéma – et ce
sera là une de ses fonctions révolutionnaires – on pourra reconnaître
dorénavant l’identité entre l’exploitation artistique de la photographie et son
exploitation scientifique, le plus souvent divergentes jusqu’ici. »
p.61
Le cinéma permet d’avoir un
nouveau regard sur le réel. « Grâce au gros plan, c’est l’espace qui
s’élargit ; grâce au ralenti, c’est le mouvement qui prend de nouvelles
dimensions. »
p.62 « Il est bien clair,
par conséquent, que la nature qui parle à la caméra n’est pas la même que celle
qui parle aux yeux. Elle est autre surtout parce que, à l’espace où domine la
conscience de l’homme, elle substitue un espace où règne l’inconscient. »
p.63 « Pour la première fois,
elle nous ouvre l’accès à l’inconscient visuel, comme la psychanalyse nous
ouvre l’accès à l’inconscient pulsionnel. »
p.65
« L’histoire de chaque forme
artistique comporte des époques critiques, où elle tend à produire des effets
qui ne pourront être obtenus sans effort qu’après modification du niveau
technique, c’est-à-dire par une nouvelle forme artistique. C’est pourquoi les
extravagances et les outrances qui se manifestent surtout aux époques de
prétendue décadence naissent en réalité de ce qui constitue au cœur de l’art le
centre de forces historiques le plus riche. »
p.67, 68
Le tableau invite à la
contemplation, alors que le film projeté, de par ces prises de vues impossibles
à fixer, rend toute contemplation impossible.
p.69 à 71
« La masse est une matrice
d’où toute attitude habituelle à l’égard des œuvres d’art renaît, aujourd’hui,
transformée. La quantité est devenue qualité. »
Distinction entre deux formes
d’arts : celle qui permet la distraction, et celle qui permet le
recueillement. « Celui qui se recueille devant une œuvre d’art s’y abîme
[…]. Au contraire, la masse distraite recueille l’œuvre d’art en elle."
p.72, 73
L’auteur prend exemple sur
l’architecture pour effectuer un développement concernant l’aptitude que l’on a
à s’accoutumer et les implications que cela suppose.
« Les édifices font l’objet
d’une double réception : par l’usage et par la perception. En termes plus
précis : d’une perception tactile et d’une réception visuelle. […] La
réception tactile se fait moins par voie d’attention que par voie
d’accoutumance.
[…]
Des tâches qui s’imposent à la
perception humaine aux grands tournants de l’histoire il n’est guère possible
de s’acquitter par des moyens purement visuels, autrement dit par la
contemplation. Pour en venir au bout, peu à peu, il faut recouvrir à la
réception tactile, c’est-à-dire à l’accoutumance.
[…]
Au moyen de la distraction qu’il
est à même de nous offrir, l’art établit à note insu le degré auquel notre
perception est capable de répondre à des tâches nouvelles.
[…]
La réception par la distraction,
de plus en plus sensible aujourd’hui dans tous les domaines de l’art, et
symptôme elle-même d’importantes mutations de la perception, a trouvé dans le
cinéma l’instrument qui se prête le mieux à son exercice. Par son effet de
choc, le cinéma favorise un tel mode de réception. S’il fait reculer la valeur
cultuelle, ce n’est pas seulement parce qu’il transforme chaque spectateur en
expert, mais encore parce que l’attitude de cet expert au cinéma n’exige de lui
aucun effort d’attention. Le public des salles obscures est bien un
examinateur, mais un examinateur distrait. »
p.74 à 78
Epilogue politique.
p.75 « L’appareil saisit
mieux les mouvements de masses que ne peut le faire l’œil humain.
[…] En d’autres termes, les mouvements
des masses, y compris la guerre, représentent une forme de comportement humain
qui correspond tout particulièrement à la technique des appareils. »
« Tous les efforts pour
esthétiser la politique culminent en un seul point. Ce point est la guerre. La
guerre, et la guerre seule, permet de fournir un but aux plus grands mouvements
de masse sans toucher cependant au régime de la propriété. »
p.76, 77 L’auteur cite le
Manifeste des Futuristes, qui met en avant l’aspect esthétique de la guerre
moderne.
p.78
Le « fascisme, qui, de
l’aveu même de Marinetti, attend de la guerre la satisfaction artistique d’une
perception sensible modifiée par la technique. »
« L’art pour l’art semble
trouver là son accomplissement. Au temps d’Homère, l’humanité s’offrait en
spectacle aux dieux de l’Olympe ; c’est à elle-même, aujourd’hui, qu’elle
s’offre en spectacle. Elle s’est suffisamment aliénée à elle-même pour être
capable de vivre sa propre destruction comme une jouissance esthétique de
premier ordre. Voilà l’esthétisation de la politique que pratique le fascisme.
Le communisme y répond par la politisation de l’art.
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