Essais
esthétiques
Hume
De la délicatesse du goût et de la
passion
Comparaison
entre la délicatesse de passion et la
délicatesse de goût.
« Bref,
la délicatesse de goût a le même effet que la délicatesse de passion : elle
élargit la sphère à la fois de notre bonheur et de notre misère, et nous rend
sensible à des peines aussi bien qu’à des plaisirs qui échappent au reste de
l’humanité. »
Cependant
« la délicatesse de goût doit être désirée et cultivée autant qu’il faut
déplorer la délicatesse de passion ».
En
effet, la délicatesse de passion s’attache à des phénomènes sur lesquels nous
n’avons que peu de pouvoir. En revanche, la délicatesse de goût est dépendante
de nos choix : « tout homme avisé essaiera de placer son bonheur dans
des objets tels qu’ils dépendent principalement de lui même ».
« Quand
un homme possède ce talent, il est plus heureux par ce qui plaît à son goût que
par ce qui satisfait ses appétits ».
D’après
Hume, il faut donc privilégier la délicatesse de goût, et se débarrasser d’une
trop grande délicatesse de passion, or justement, pour lui la première
constitue un remède à la seconde : « rien n’est si propre à nous
guérir de cette délicatesse de passion que de cultiver ce goût plus élevé et
plus raffiné qui nous rend capables de juger des caractères des hommes, des
compositions du génie, et des productions des arts les plus nobles. »
Hume
indique qu’il faut prioritairement « cultiver notre goût dans les arts
libéraux », et qu’ainsi « notre jugement se fortifiera par cet
exercice. »
Il
apporte une précision, on peut même parler de rectification, au sujet du
rapport délicatesse de passion / délicatesse de goût.
« Après
une réflexion plus approfondie, je trouve que cela augmente plutôt notre
sensibilité à toutes les passions tendres et agréables ; en même temps que
cela rend l’esprit incapable des plus grossières et violentes émotions. »
La
fréquentation et l’étude du beau ne permettent pas seulement le développement
de la délicatesse de goût, elle permet également l’amélioration et le
raffinement de l’individu :
« Rien
n’améliore autant le caractère que l’étude des beautés, qu’il s’agisse de la
poésie, de l’éloquence, de la musique, ou de la peinture. Elles donnent
une certaine élégance de sentiments à laquelle le reste de l’humanité est
étranger. »
« Elles
détournent l’esprit de la précipitation propre aux affaires et à l’intérêt,
entretiennent la réflexion, disposent à la tranquillité, et produisent une
mélancolie agréable qui, de toutes les dispositions de l’esprit est la mieux
appropriée à l’amour et à l’amitié. »
« Le
jugement peut être comparé à une horloge ou a une montre, où la machine la plus
ordinaire suffit à dire les heures. Mais seule a plus élaborée peut désigner
les minutes et les secondes, et distinguer les plus petites différences de
temps. »
De la norme du goût
Hume
commence par reconnaître l’existence d’une « grande variété de goût et
d’opinion ». Ainsi cette « grande différence » de goût peut se
constater « même là où les personnes ont été éduquées sous le même
gouvernement, et ont de bonne heure été imprégnées des mêmes préjugés. »
Et
plus on voyage, plus on découvre « la grande contrariété et diversité de
ces goûts ».
« Les
sentiments des hommes diffèrent souvent à l’égard de la beauté et de la
difformité de toutes sortes, même quand leur discours général est le
même. »
Cependant :
« tous les hommes qui utilisent la même langue doivent tomber d’accord
dans l’application de ces termes. »
La
connaissance et le respect de ces termes spécifiques constituent un outil
précis d’analyse.
Le
débat esthétique se fait souvent à propos de détails alors qu’on s’accorde vite
sur l’impression générale.
« Dans
toutes les matières relevant de l’opinion et de la science, le cas est
inverse : la différence entre les hommes réside dans les points de vus
généraux plutôt que dans les détails. »
« La
beauté n’est pas une qualité inhérente
aux choses elles-mêmes, elle existe seulement dans l’esprit qui la
contemple, et chaque esprit perçoit une beauté différente. »
« Chercher
la beauté réelle ou la réelle laideur est une vaine enquête ».
Estimer
de la même façon deux œuvres qualitativement très éloignées témoigne d’un
manque flagrant de goût : « le principe de l’égalité naturelle des
goûts est alors totalement oublié et, tandis que nous l’admettons dans
certaines occasions, où les objets semblent approcher de l’égalité, cela paraît
être un extravagant paradoxe, ou plutôt une absurdité tangible, là où des
objets aussi disproportionnés sont comparés ensemble. »
« Il
est évident qu’aucune des règles de la composition n’est fixée par des
raisonnements a priori ».
« Le
fondement de ces règles est le même que celui de toutes les sciences
pratiques : l’expérience. »
« Mais,
bien que la poésie ne puisse jamais se soumettre à l’exacte vérité, elle doit
être contenue par les règles de l’art, révélées à l’auteur soit par le génie,
soit par l’observation. »
« Bien
que toutes les règles générales de l’art soient fondées seulement sur
l’expérience et sur l’observation des sentiments communs de la nature humaine,
nous ne devons pas imaginer que, à chaque occasion, les sentiments des hommes
seront conformes à ces règles. »
« La
moindre entrave extérieure à de tels petits ressorts, ou le moindre désordre
interne, perturbe leur mouvement et dérègle les opérations de la machine tentière*. »
*
en référence à la comparaison faite entre le jugement et une horloge.
Question
du génie : « pour un vrai génie, plus ses œuvres durent, et plus
largement sont-elles répandues, plus sincère est l’admiration qu’il
rencontre. »
« Il
apparaît alors que, au milieu de la variété et du caprice du goût, il y a
certains principes généraux d’approbation ou de blâme dont un œil attentif peut
retrouver l’influence dans toutes les opérations de l’esprit. Certaines formes
ou qualités particulières, de par la structure originale de la constitution
interne de l’homme, sont calculées pour plaire et d’autres pour déplaire, et si
elles manquent leur effet dans un cas particulier, cela vient d’une
imperfection ou d’un défaut apparent dans l’organe. »
« Dans
toute créature, il y a un état sain et un état déficient, et le premier seul
peut être supposé nous offrir une vraie norme du goût et du sentiment. A
supposer que, dans l’organisme en bonne santé, on constate une uniformité
complète ou importante de sentiments parmi les hommes, nous pouvons en tirer
une idée de la beauté parfaite. »
Comparaison
du jugement esthétique avec le jugement gustatif, exemple de l’anecdote du vin
dans Don Quichotte.
« C’est avec une bonne raison, dit Sancho,
que je prétends avoir un jugement sur les vins : c’est là une qualité
héréditaire dans notre famille. Deux de mes parents furent une fois appelés
pour donner leur opinion au sujet d’un fût de vin, supposé excellent parce que
vieux et de bonne vinée. L’un d’eux le goûte, le juge et, après mûre réflexion,
énoncé que le vin serait bon, n’était ce petit goût de cuir qu’il perçoit en
lui. L’autre, après avoir pris les mêmes précautions, rend aussi un verdict
favorable au vin, mais sous la réserve d’un goût de fer, qu’il pouvait aisément
distinguer. Vous ne pouvez imaginer à quel point tous deux furent tournés en
ridicule pour leur jugement. Mais qui rit à la fin ? En vidant le tonneau, on
trouva en son fond une vieille clé, attachée à une lanière de cuir. »
« Bien qu’il soit assuré que la beauté et
la difformité, plus encore que le doux et l’amer, ne peuvent être des qualités
inhérentes aux objets, mais sont entièrement le fait du sentiment interne ou
externe, on doit reconnaître qu’il y a certaines qualités dans les objets qui
sont adaptées par nature à produire ces sentiments particuliers. »
« Là où les sens sont assez déliés pour
que rien ne leur échappe, et en même temps assez aiguisés pour percevoir tout
ingrédient introduit dans la composition : c’est là ce que nous
appellerons délicatesse de goût ».
« Les règles générales de la beauté sont
d’usage, car elles sont tirées des modèles établis, et de l’observation de ce
qui plaît ou déplaît. »
Et celui qui ne sait pas reconnaître ces
qualité n’est donc pas un homme de goût.
« La perfection de notre goût mental doit
consister dans une perception rapide et perçante de la beauté et de la
difformité. »
« Rien ne tend davantage à accroître et à
parfaire ce talent que la pratique d’un art particulier, et l’étude ou la
contemplation répétées d’une sorte particulière de beauté. »
« En un mot, la même adresse et la même
dextérité que donne aussi la pratique pour exécuter un travail, sont acquises
par le même moyen pour en juger. »
« Il est impossible de persévérer dans la
pratique de la contemplation de quelque ordre de beauté que ce soit, sans être
fréquemment obligé de faire des comparaisons entre les divers degrés et genres
de perfection, et sans estimer l’importance relative des uns par rapport aux
autres. »
« Quelqu’un d’accoutumé à voir, à examiner
et à peser la valeur des réalisations de diverses sortes qui ont été admirées
dans des époques et des nations différentes, est seul habilité à juger des
mérites d’une œuvre qu’on lui présente, et à lui assigner le rang qui lui
revient parmi les productions de génie. »
Cependant le bon critique doit :
-
ne pas entraver son jugement de préjugés (il use pour cela de la
raison)
-
toujours considérer la fin visée par l’œuvre et la façon dont elle y
parvient (ou pas)
-
ne pas considérer son propre sentiment comme norme de la beauté
« Un
sens fort, uni à un sentiment délicat, amélioré par la pratique, rendu parfait
par la comparaison, et clarifié de tout préjugé, peut seul conférer à un
critique ce caractère estimable. Et les verdicts réunis de tels hommes, où
qu’on puisse les trouver, constituent la véritable norme du goût et de la
beauté. »
« Bien des hommes, lorsqu’ils
sont livrés à eux mêmes, ont seulement, de la beauté, une perception faible, et
empreinte de doute. Ils sont cependant capables de goûter au trait empli de
finesse, s’il est désigné à leur intention. Tout converti à l’admiration du
véritable poète, ou de l’authentique orateur, est l’artisan de nouvelles
conversions. »
« Bien qu’une nation civilisée puisse
aisément être induite en erreur dans le choix de son philosophe admiré, on n’a
jamais vu qu’elle puisse errer longtemps dans son affection pour un auteur
épique ou tragique de prédilection. »
« deux sources de variation » dans le
jugement de goût :
-
« les différentes humeurs des hommes en particulier. »
-
« les mœurs et les opinions particulières à notre âge et à
notre pays. »
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