Le partage du sensible
esthétique et politique
de Jacques
Rancière
Des régimes de l'art …
« la mimesis est d'abord le pli
dans la distribution des manière de faire et des occupations
sociales qui rend les arts visibles. Elle n'est pas un procédé de
l'art mais un régime de visibilité des arts. »
« A
ce régime représentatif s'oppose le régime que j'appelle
esthétique des arts. Esthétique, parce que l'identification de
l'art ne s'y fait plus par une distinction au sein des manière de
faire, mais par la distinction d'un monde d'être sensible propre aux
produits de l'art.[...]Il renvoie proprement au mode d'être
spécifique de ce qui appartient à l'art, au mode d'être de ses
objets . Dans le régime esthétique des arts, les choses de l'art
sont identifiées par leur appartenance à un régime spécifique du
sensible. »(p31)
« Cette idée d'un sensible
devenu étranger à lui-même, siège d'une pensée elle-même
devenue étrangère à elle-même, est le noyau invariable des
identifications de l'art qui configurent originellement la pensée
esthétique […] Le régime esthétique des arts est celui qui
proprement identifie l'art au singulier et délie cet art de toute
règle spécifique, de toute hiérarchie des sujets, des genres et
des arts. Mais il le fait en faisant voler en éclats la barrière
mimétique qui distinguait les manières de faire de l'art des autres
manières de faire et séparait ses règles de l'ordre des
occupations sociales. Il affirme
l'absolue singularité de l'art et détruit en même temps tout
critère pragmatique de cette singularité. Il fonde en même
temps l'autonomie de l'art et l'identité de ses formes avec celles
par lesquelles la vie se forme elle-même. »(p33)
« La foi moderniste s'était
accrochée à l'idée de cette « éducation esthétique de
l'homme » que Schiller avait tirée de l'analytique kantienne
du beau. Le retournement postmoderne a eu pour socle théorique
l'analyse lyotardienne du sublime kantien, réinterprété comme
scène d'un écart fondateur entre l'idée et toute présentation
sensible.[...] Et la scène de l'écart sublime est venue résumer
toutes sortes de scènes de péché ou d'écart originel : la
fuite heideggerienne des dieux ; l'irréductible freudien de
l'objet insymbolisable et de la pulsion de mort ; la voix de l'
Absolument Autre prononçant l'interdit de la représentation ;
le meurtre révolutionnaire du Père. Le postmodernisme est alors
devenu le grand thrène de
l'irreprésentable/intraitable/irrachetable, dénonçant la folie
moderne de l'idée d'une auto-émancipation de l'humanité de l'homme
et son inévitable et interminable achèvement dans les camps
d'extermination. » (p43)
Des arts mécaniques...
« Le régime esthétique des arts
, c'est d'abord la ruine du système de la représentation,
c'est-à-dire d'un système où la dignité des sujets commandait
celle des genres de la représentation (tragédie pour les nobles,
comédie pour les gens de peu ; peinture d'histoire contre
peinture de genre, etc.) Le système de la représentation
définissait, avec les genres, les situations et les formes
d'expression qui convenaient à la bassesse ou à l'élévation du
sujet. Le régime esthétique des arts défait cette corrélation
entre sujet et mode de représentation.(p48)
« C'est
la science historique nouvelle et les arts de reproduction mécanique
qui s'inscrivent dans la logique de la révolution esthétique .
Passer des grands événements et personnages à la vie des anonymes,
trouver les symptômes d'un temps , d'une société ou d'une
civilisation dans des détails infimes de la vie ordinaire, expliquer
la surface par les couches souterraines et reconstituer des mondes à
partir de leurs vestiges, ce programme est littéraire avant d'être
scientifique. »(p50)
« Dans Guerre et Paix, Tolstoï
opposait les documents de la littérature, empruntés aux récits et
témoignages de l'action des innombrables acteurs anonymes, aux
documents des historiens empruntés aux archives-et aux fictions-de
ceux qui croient diriger les batailles et faire l'histoire . »
(p51)
« Ce que le cinéma et la photo
reprennent, c'est cette logique que laisse apparaître la radition
romanesque, de Balzac à Proust et au surréalisme, cette pensée du
vrai dont Marx, Freud, Benjamin et la tradition de la « pensée
critique » ont hérité :
l'ordinaire devient beau comme trace du vrai. »
(p52)
(Balzac, Hugo, Flaubert, ...les
émigrants de L'Entrepont de Stieglitz, les portraits frontaux de
Paul Strand ou de Walker Evans.)
Des modes de la fiction...
« (Balzac) établit un régime
d'équivalence entre les signes du roman nouveau et ceux de la
description ou de l'interprétation des phénomènes d'une
civilisation. Il forge cette rationalité nouvelle du banal et de
l'obscur qui s'oppose aux grands agencements aristotéliciens et
deviendra la nouvelle rationalité de l'histoire de la vie matérielle
opposée aux histoires des grands faits et des grands personnages. »
(p59)
« La révolution esthétique
bouleverse les choses : le témoignage et la fiction relèvent
d'un même régime de sens. D'un côté l'« empirique »
porte les marques du vrai sous forme de traces et d'empreintes. « Ce
qui s'est passé » relève donc directement d'un régime de
vérité, d'un régime de monstration de sa propre nécessité. De
l'autre « ce qui pourrait se passer » n'a plus la forme
autonome et linéaire de l'agencement d'actions. »(p59)
« Cette
articulation est passée de la littérature au nouvel art du récit,
le cinéma. Celui-ci porte à sa plus haute puissance la double
ressource de l'impression muette qui parle et du montage qui calcule
les puissances de signifiance et les valeurs de vérité . »(p60)
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