Jacques RANCIERE, « L'image
intolérable », Le spectateur émancipé,
Paris : La Fabrique, 2008.
Résumé du
texte : Rancière s'intéresse aux images « intolérables » :
celles qu'on voit quotidiennement mais qui expriment une horreur. Il
y a toujours une ambivalence entre le courage affiché de présenter
ce type d'images et le risque de tomber dans un voyeurisme malsain.
Plusieurs interrogations : l'image doit-elle culpabiliser le
spectateur ? Dans quelle mesure ?
l'image par rapport
aux mots : l'irreprésentable (de la Shoah) doit-il s'exprimer
par des mots (témoignages?) ou des visuels ? L'image ne peut
pas rendre compte de tout, elle n'est pas l'équivalent d'un fait
mais un autre type de rapport avec celui-ci, de même que le
témoignage oral.
Comment l'art
contemporain est-il en mesure de dépasser le régime de
l'Information pour établir une autre relation à l'irreprésentable ?
Notes de lecture :
p. 93 :
« Qu'est-ce qui rend une image intolérable ? »
- les traits de cette image ;
- ET autre question : « est-il tolérable de proposer à la vue de telles images ? »
S'appuie sur une
œuvre d' OLIVIERO TOSCANI : affiche d'une jeune femme
anorexique placardée dans tout Milan lors de la semaine de la mode
en 2007. plusieurs questions apparaissent :
- dénonciation courageuse ?;
- exhibition de la vérité du spectacle : belle apparence mais aussi réalité abjecte ?
p.93 : « Le
photographe opposait à l'image de l'apparence une image de la
réalité. (…) On juge que ce qu'elle montre est trop réel,
trop intolérablement réel pour être proposé sur le mode de
l'image. (…) L'image est déclarée inapte à critiquer la réalité
parce qu'elle relève du même régime de visibilité que cette
réalité, laquelle exhibe tour à tour sa face d'apparence brillante
et son revers de vérité sordide qui composent un seul et même
spectacle. »
p.94 : « Ce
déplacement de l'intolérable dans l'image à l'intolérable de
l'image s'est trouvé au cœur des tensions affectant l'art
politique. (…) [sur les collages sur le Vietnam de Martha Rosler]
Il n'y aurait alors plus d'intolérable réalité que l'image puisse
opposer au prestige des apparences mais un seul et même flux
d'images, un seul et même régime d'exhibition universelle, et c'est
ce régime qui constituerait aujourd'hui l'intolérable. »
L'image, pour être
effective politiquement (et pour que le spectateur ne se contente pas
de fermer les yeux), doit déjà nécessiter une sorte d'adhésion
implicite au discours artistique.
p. 95 : « En
bref, [le spectateur] doit se sentir déjà coupable de regarder
l'image qui doit provoquer le sentiment de sa culpabilité. »
Sur
Guy Debord, La Société du spectacle.
L'image n'a plus le pouvoir de montrer l'intolérable. p.96 :
« La seule chose à faire semblait être d'opposer à la
passivité de l'image, à sa vie aliénée, l'action vivante. »
p. 97 :
« [Debord] demande que nous prenions à notre compte l'héroïsme
du combat, que nous transformions cette charge cinématographique
[celle d'un Errol Flynn dans un western hollywoodien], jouée par des
acteurs, en assauts réels contre la société du spectacle. »
Mais la démonstration de notre culpabilité nous dit aussi que nous
n'agirons jamais.
Sur
des photographies d'Auschwitz présentées lors d'une exposition
parisienne, Mémoire des camps.
Deux positions se font face : soit l'image est intolérable
parce que trop réelle ; soit l'image de représente pas
l'extermination des Juifs parce que ce fait est irreprésentable
(position de Gérard Wajcman). Il affirme que c'est un savoir, un
« nouveau savoir. » Mais selon Rancière, p.100 :
« Qu'est-ce qui distingue la vertu du témoignage de
l'indignité de la preuve ? Celui qui témoigne par un
récit de ce qu'il a vu dans un camp de la mort fait œuvre de
représentation, tout comme celui qui a cherché à enregistrer une
trace visible. »
p. 102-103 : A
propos de la distinction des différents types de témoignages. En
résumé : est meilleurs témoin celui qui ne veut pas témoigner
parce que son silence exprime à lui seul l'indicible de
l'intolérable. « Et le commentateur qui déclarait impossible
de distinguer sur la photographie d'Auschwitz les femmes envoyées à
la mort d'un groupe de naturistes en promenade semble n'avoir aucune
difficulté à distinguer les pleurs qui reflètent l'horreur des
chambres à gaz de ceux qui expriment en général un souvenir
douloureux pour un cœur sensible. La différence, de fait, n'est oas
dans le contenu de l'image : elle est simplement dans le fait
que la première est un témoignage volontaire alors que la seconde
est un témoignage involontaire. La vertu du (bon) témoin est d'être
celui qui obéit simplement à la double frappe du Réel qui horrifie
et de la parole de l'Autre qui oblige. »
p.
103 : Sur le statut de l'image : « La
représentation n'est pas l'acte de produire une forme visible, elle
est l'acte de donner un équivalent, ce que la parole fait tout
autant que la photographie. L'image n'est pas le double d'une chose.
Elle est un jeu complexe de relations entre le visible et
l'invisible, le visible et la parole, le dit et le non-dit. (…)
Elle est toujours une altération qui prend place dans une chaîne
d'images qui l'altère à son tour. »
p. 104 :
« [Les larmes] sont à la place des mots qui étaient eux-mêmes
à la place de la représentation visuelle de l’événement. Elles
deviennent une figure d'art, l'élément d'un dispositif qui vise à
donner une équivalence figurative de ce qui est advenu dans la
chambre à gaz. Une équivalence figurative, c'est un système de
relations entre ressemblance et dissemblance, qui met lui-même en
jeu plusieurs sortes d'intolérable. »
Comprendre les
usages de l'image avec l’idolâtrie, l'ignorance ou la passivité.
S'arrête sur
l'artiste chilien Alfredo Jaar à propos de ses œuvres sur le
génocide rwandais en 1994.
Installation Real
Pictures : boîtes noires dans lesquelles sont enfermées
des photographies de Rwandais qu'on ne peut pas voir. On sait ce que
contiennent les boîtes grâce à une description, une légende. Ici
opposition apparente entre texte et image. Pourtant le texte ne tente
pas de se substituer à l'image mais instaure un autre type de
relation avec elle. p. 105 : « Il
s'agit de construire une image, c'est-à-dire une certaine connexion
du verbal et du visuel. Le pouvoir de cette image est
alors de déranger le régime ordinaire de cette connexion, tel que
le met en œuvre le système officiel de l'information. »
Opinion courante :
ce système d'information nous submerge d'images d'horreurs. Rancière
explique au contraire qu'il n'y a que peu d'images d'horreurs,
qu'elles sont très finement choisies mais qu'au contraire une masse
de commentateurs nous explique ce qu'il y a d'horreur dedans et ce
que nous devons en penser. p.106 : « Si l'horreur est
banalisée, ce n'est pas parce que nous en voyons trop d'images. Nous
ne voyons pas trop de corps souffrants sur l'écran. Mais nous voyons
trop de corps sans noms, trop de corps incapables de nous renvoyer le
regard que nous leur adressons, de corps qui sont objet de parole
sans avoir eux-mêmes la parole. (…) La politique propre à
ces images consiste à nous enseigner que n'importe qui n'est pas
capable de voir et de parler. »
Déplacement de la
question : faut-il ou non montrer ces images intolérables ?
À celle du : quel dispositif pour les montrer ?
p.111 : « Le
traitement de l'intolérable est ainsi une affaire de dispositif de
visibilité. (…) Le problème n'est pas d'opposer la réalité à
ses apparences. Il est de construire d'autres réalités, d'autres
formes de sens commun, c'est-à-dire d'autres dispositifs
spatiaux-temporels, d'autres communautés des mots et des choses, des
formes et des significations. »
Nécessité d'une
résistance à l'anticipation des effets. Sur le travail sur le
conflit israélo-palestinien par Sophie Ristelhueber.
p.114 : « Je
parle ici de curiosité, j'ai parlé plus haut d'attention. Ce sont
là en effet des affects qui brouillent les fausses évidences des
schémas stratégiques ; ce sont des dispositions du corps et de
l'esprit où l’œil ne sait pas par avance ce qu'il voit ni la
pensée ce qu'elle doit en faire. Leur tension pointe ainsi vers une
autre politique du sensible, une politique fondée sur la variation
de la distance, la résistance du visible et l'indécidabilité de
l'effet. Les images changent notre regard et le paysage du possible
si elles ne sont pas anticipées par leur sens et n'anticipent pas
leurs effets. »
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